Dans le soleil couchant de Pointe-à-Pitre, le 18 novembre 1990, elle avait gagné ses galons de marin d’exception. A bord de son trimaran Pierre-1er, Florence Arthaud, 33 ans, bouclait ce soir-là la quatrième édition de la Route du rhum en tête, venant à bout de la prestigieuse course en solitaire avec un nouveau record à la clé. Quatorze jours, dix heures et dix minutes passés seule en mer à la barre de son bateau aux coques dorées, après un parcours chaotique pendant lequel son pilote automatique et sa radio l’avaient lâchée, et qu’elle avait dû en partie passer avec une minerve pour atténuer les effets d’une hernie cervicale.
La France entière découvrait alors cette amazone à la crinière bouclée – pourtant déjà détentrice d’un record de la traversée de l’Atlantique en solitaire – qui démontrait que la voile n’était pas qu’une histoire de testostérone, tout en se moquant des clichés. « La voile n’est pas un sport de machos », lançait-elle sur les pontons à l’arrivée, avec sa gouaille légendaire. « Dans un sport censé être viril, elle a prouvé que les filles pouvaient gagner », témoigne la navigatrice Isabelle Autissier, âgée de 57 ans comme Florence Arthaud. Aujourd’hui, elle cosignait une tribune sur l’égalité des sexes dansLibération titrée « Si t’es un homme ».
Vingt-cinq ans plus tard, c’est lors du tournage de l’émission « Dropped », censée tester les capacités de survie de sportifs célèbres, que Florence Arthaud a perdu la vie, lundi 9 mars. A 57 ans, l’une des plus célèbres navigatrices françaises n’a pas survécu au crash de deux hélicoptères en Argentine, qui a fait dix morts, dont la nageuse Camille Muffat et le boxeur Alexis Vastine.
La mort, Florence Arthaud l’avait déjà frôlée plusieurs fois. D’abord à 17 ans, quand un grave accident de voiture et sept tonneaux sur la route l’avaient plongée dans un coma dont elle était ressortie paralysée et défigurée. Six mois à l’hôpital de Garches, et deux années de convalescence douloureuse, dont elle expliquait pourtant qu’elles avaient été « la chance de [sa] vie ». « Ça m’a sortie de mon milieu, et de ce qui m’était destiné », disait cette fille de famille bourgeoise parisienne, qui dirige les éditions Arthaud depuis la fin du XIXe siècle. « J’avais le droit de rien faire, ni au niveau des études parce que je n’étais pas très vive intellectuellement, ni au niveau sportif, sauf le bateau, c’est tout ce que je pouvais faire », racontait-elle en 2000.
« Besoin de prendre le large »
Poussée par son père, éditeur des récits de grands marins comme ceux de Bernard Moitessier ou d’Eric Tabarly, elle avait goûté aux joies de la haute mer très tôt. Un matin, elle laisse un mot sur l’oreiller : « J’ai besoin de prendre le large. » C’est auprès des plus grands qu’elle fait ses classes, notamment au club de voile d’Antibes près de Marc Linski, puis se lance dans le petit monde de la course au large à 21 ans. Benjamine de la Route du rhum en 1978, la navigatrice rapidement surnommée « la petite fiancée de l’Atlantique » avait terminé au culot avec une onzième place, et un goût d’inachevé, alors que, devant, Mike Birch sortait de nulle part sur son petit trimaran jaune, et finissait 98 secondes devant Michel Malinovsky.
Sa deuxième expérience de la mort, c’est sur l’eau que Florence Arthaud la vivra. Le 14 novembre 1986, alors qu’elle s’est de nouveau lancée sur le légendaire parcours Saint-Malo – Pointe-à-Pitre de la Route du rhum, elle entend, en pleine tempête, l’appel de détresse de Loïc Caradec. La jeune navigatrice infléchit sa course pour lui porter assistance dans une mer déchaînée, et sera la première à trouver le catamaran Royale-II sans aucune présence humaine. « La disparition en mer a quelque chose de tragique. L’espoir empêche le cœur déchiré de faire son deuil », écrivait-elle dans son autobiographie parue en 2009, Un vent de liberté. Et de citer le navigateur Olivier de Kersauson : « Il n’y a pas une meilleure façon de mourir. »
Elle avait failli la vivre elle aussi, bien plus tard, cette disparition en mer. Dans la nuit du samedi 29 octobre 2011, alors qu’elle naviguait de nuit à une quinzaine de kilomètres au nord du Cap Corse, elle tombe à l’eau. « J’ai vu mon bateau partir, avec mon chat, seul à bord », racontait Florence Arthaud au Télégramme fin 2014. Grâce à son téléphone portable étanche acheté juste avant de partir sur son voilier de 10 mètres,L’Argade-II, la navigatrice appelle sa mère qui donne l’alerte. La préfecture de police et le préfet de Corse se mettent en liaison avec le Cross-Med (Centre régional opérationnel de surveillance et de sauvetage de la Méditerranée). Grâce à la géolocalisation de son téléphone portable et à sa lampe frontale toujours allumée, Florence Arthaud est repérée un peu plus d’une heure après son appel.
L’épisode restait comme sa « plus grande peur », confessait-elle, en parlant de « petit miracle ». En 1989, le chanteur Pierre Bachelet avait signé un duo avec elle sur une chanson intitulée Flo, où la navigatrice y faisait entendre son timbre de voix éraillé. « Les vagues tournent autour de toi / C’est toi qui les mènes en bateau », lui disait le chanteur.
« Incontrôlable à terre »
A l’exception de quelques courses en double auprès des plus grands noms de la voile, comme Bruno Peyron ou Loïc Péan, celle qui avait été élue « championne des champions français » par L’Equipe en 1990 s’était éloignée du monde de la course au large. « Sa carrière s’est arrêtée très brutalement après la Route du rhum alors qu’on aurait pu penser que cette victoire marquerait un départ, constate Isabelle Autissier, qui, sans être une intime d’Arthaud, l’a côtoyée dans ce milieu assez restreint de la voile. « Florence était quelqu’un d’extraordinaire sur l’eau, mais incontrôlable à terre, ça a joué contre elle, estime cet autre visage populaire de la voile au féminin. Elle mangeait, elle buvait, elle fumait, à une époque où le mot d’ordre était no limit. Ce n’était sans doute pas du goût des sponsors. Regardez les marins qui naviguent aujourd’hui, ils sont plus rangés, plus lisses, plus gentils garçons ! »
Un caractère bien trempé dans l’eau salée, auquel s’ajoute un contexte économique défavorable en 1992. Cette année-là, le vent tourne : la crise immobilière frappe de plein fouet son sponsor, la privant d’un nouveau trimaran dont elle rêvait pour partir à la chasse aux records du tour du monde. Puis, ce fut la naissance de sa fille, Marie, en 1993. « Elle reste quand même un monument », expliquait en 2009 au Monde Jean Le Cam, l’un des protagonistes du Vendée Globe, avec lequel elle a navigué dans les années 1990, notamment sur deux transatlantiques. « Elle était tout de la gaieté, tout de la vie », confie son ami Philippe Poupon.
« Pour les femmes »
Malgré son absence aux grands rendez-vous, elle fréquentait toujours assidûment les pontons. « Je souffre lorsque je ne navigue pas », expliquait-elle en interview, revendiquant sa vie « de patachon et d’aventurière ». Fin 2014, alors que les trimarans géants se rassemblaient dans le port de Saint-Malo pour la dixième Route du rhum, celle qui avait posé ses balluchons dans le petit village de pêcheur du quartier de la Madrague, à Marseille, pour y ouvrir une galerie d’art, racontait son projet de lancer une « course de femmes, pour les femmes ».
Au départ à l’été 2015 de sa nouvelle cité de cœur, la course doit rejoindre les côtes du Maghreb, en longeant l’Italie puis la péninsule Ibérique, avec une arrivée à Monaco. « Je serai aussi concurrente », expliquait-elle, comme une évidence. De son coma d’adolescence, elle en avait pourtant gardé une devise qu’elle répétait à l’occasion : « Demain, on sera tous morts. »
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